En Egypte, les violences islamistes se multiplient
En Egypte, les violences islamistes se multiplient
L’insurrection islamiste violente a pris de l’ampleur ces dernières années avec la répression contre les Frères musulmans menée par un pouvoir autoritaire.
De notre correspondante au Caire (Égypte). -
Abdel Fattah al-Sissi avait promis de ramener la paix et la sécurité en Égypte. Mais un an et demi après son élection triomphale, force est de constater que le pays n’a pas été épargné par les opérations meurtrières de l’État islamique.
La dernière en date, l’attentat spectaculaire contre un avion russe, le 31 octobre 2015 dans le Sinaï, a coûté la vie à 224 personnes. Avec cet attentat à la bombe, que seuls les Égyptiens continuent à mettre en doute, le groupe Wilayat Sinaï (« la Province du Sinaï »), qui a fait allégeance à Daech en novembre 2014, a voulu faire la preuve de sa capacité à monter des opérations d’envergure sur son territoire.
Mostafa Hashem, coauteur d’un rapport de la fondation Carnegie sur l’escalade des violences islamistes dans le pays, ne cache pas son pessimisme pour l’avenir. Dans son bureau du Caire, il suit les mouvements des individus et des groupes islamistes sur les réseaux sociaux. Et il est formel : il est le témoin d’une jeunesse qui se radicalise. « Tout le monde s’alarme de la force de frappe de la " Wilayat Sinaï " et il y a de quoi car ils ont une vraie force de frappe, mais ce n’est qu’un début. Car le nord-Sinaï, qui abrite la branche égyptienne de l’État islamique (EI), est relativement circonscrit. Il est difficile d’y accéder, la zone est contrôlée, les communications y sont difficiles et l’armée y est présente. Mais d’autres fronts devraient se développer dans les années à venir », assure-t-il. Alors que le rapport dont il est le coauteur affirme que l’Égypte fait face « à ce qui pourrait devenir l’insurrection la plus meurtrière et la plus complexe de son histoire moderne ».
L’insurrection islamiste violente n’est pas un phénomène nouveau en Égypte, mais elle a pris de l’ampleur ces dernières années et s’inscrit dans un mouvement plus global, inhérent à toute la région. Ce mouvement de rébellion islamiste se nourrit de facteurs externes : le conflit libyen aux portes du pays et la prolifération des armes, tout comme la notoriété grandissante et l’extension territoriale de Daech, en Irak et en Syrie, notamment.
L’ancien président Mohamed Morsi derrière les barreaux, lors de son procès en juin 2015 © Amr Abdallah Dalsh/Reuters
Mais au-delà de la conjoncture internationale, il faut aussi chercher les origines de la recrudescence des violences islamistes en Égypte dans le terreau national. Avec ses 90 millions d’habitants, l’Égypte est le pays le plus peuplé du monde arabe. Et sa croissance démographique continue à augmenter : on compte chaque année un million de nouvelles naissances. Dans un pays très fragile économiquement où le système éducatif ne cesse de se déliter, le recrutement de jeunes musulmans par des réseaux islamistes violents est facilité. D’autant que le climat politique répressif constitue lui aussi l’un des facteurs aggravants.
Ahmed, un jeune homme de 21 ans, a nourri sa décision depuis quelques mois : après avoir vu plusieurs de ses proches quitter le pays pour aller rejoindre les rangs de l’État islamique, il se dit lui aussi prêt à franchir le pas. S’il a suivi une solide formation coranique, ce ne sont pourtant pas les motifs religieux qui priment dans sa décision. « Ce qui me motive pour partir, c’est la violence de l’État. Ici, si on n’a pas les mêmes conceptions que le régime, on est immédiatement taxé de terrorisme. »
Le recours à la violence de l’État islamique ne lui pose aucun problème car, dit-il, « elle n’est rien comparée à celle qui règne ici ». Le jeune homme exprime pourtant son désir de quitter le pays et non pas de rejoindre la branche locale de l’EI. « C’est trop risqué, explique-t-il, la zone est trop contrôlée. Et puis en Égypte on manque de leadership, de guide », souligne encore celui qui dit avoir forgé ses convictions en suivant l’enseignement de cheikhs sur Internet. « Mais j’espère revenir ensuite ici, après m’être formé ailleurs », annonce-t-il, sans préciser où il compte se rendre. Même si Ahmed est très critique à l’égard des Frères musulmans, qu’il juge trop « séculiers », il semble que le déclic de son « engagement radical » soit leur répression à l’été 2013.
Une répression qui s’apparente en réalité à une véritable « éradication », pour reprendre le terme de l’analyste Shadi Hamid dans son article titré « Le régime de Sissi est un cadeau pour l’État islamique » dans la revue américaine " Foreign Policy ".
Plus de 1 400 manifestants pro-Frères musulmans ont été tués par les forces de l’ordre. Pour rappel : les manifestants qui demandaient la réinstallation du président Mohamed Morsi, écarté par les militaires, ont été massacrés à l’été 2013 lors de l’évacuation des rassemblements, notamment sur la place de Rabaa al-Adawiya où, selon Human Rights Watch, « au moins 817 » personnes auraient été tuées.
Des vagues d’arrestations ont suivi et les principaux leaders des Frères musulmans ont été emprisonnés. Rejoints ensuite dans les geôles par l’opposition libérale. En décembre 2013, la Confrérie des Frères musulmans a été décrétée organisation terroriste.
Les solutions apportées par l’Etat tant sur un plan sécuritaire que religieux semblent bien pauvres
Si, après un an d’exercice du pouvoir, les Frères musulmans ont été conspués par une grande partie de l’opinion égyptienne (des millions de personnes sont descendues dans les rues pour demander leur départ), ils avaient toutefois été élus de manière démocratique. En les déclarant organisation terroriste, l’État a couru le risque de se tromper de cible en brouillant le message pour une jeunesse islamiste en mal de repères dont une frange s’est alors rapprochée de groupes bien plus radicaux.
Et c’est bien cette politique d’État que fustige Wafaa Hefny, petite-fille d’Hassan el-Banna, le fondateur des Frères musulmans en 1928. Cette professeur d’anglais à l’université est aussi à la tête d’une association qui comprend une section des femmes « contre le coup d’État » de l’actuel régime, qu’elle n’a de cesse de dénoncer.
Elle se dit un membre toujours actif de la Confrérie, bien que ses activités soient considérées aujourd’hui comme illégales, ce dont elle se moque car elle dit ne pas reconnaître « la légitimité » de ce gouvernement.
Wafaa Hefny assure que les Frères musulmans sont les tenants d’un « islam modéré » et que les qualifier de terroristes « revient à pousser les gens dans les bras des radicaux. On a gelé toutes nos activités, nous ne pouvons donc plus nous occuper des pauvres mais nous pouvons toujours tenir nos jeunes. On ne prendra jamais les armes. On est un rempart contre le terrorisme », assure-t-elle dans un discours éminemment politique.
Pourtant, selon Mostafa Hashem, l’équation n’est pas aussi simple : « Les massacres de Rabaa sont devenus un point de crispation. Au sein même de la Confrérie, il y a eu une scission : la " vieille garde " historique a immédiatement appelé à la résistance pacifique. Ce qui a provoqué le mépris d’une partie des jeunes Frères qui, eux, se sont déclarés favorables à des actions violentes. L’absence de leadership au sein des Frères musulmans à présent en prison et l’aspiration à la violence d’une certaine frange de la jeunesse islamiste facilitent le recrutement des jeunes par des mouvements radicaux. »
Dès décembre 2014, Mostafa Hachem notait que de jeunes Frères, hostiles à une résistance pacifique, commençaient à poster sur les réseaux sociaux des écrits de Sayed Qutb. Une référence qui n’est pas anodine.
Sayed Qutb est l’exemple même de ce que peut produire la répression étatique. Il est encore l’un des penseurs les plus influents du radicalisme islamiste moderne, notamment avec l’idéologie du takfir (anathème des musulmans), dont s’inspireront notamment des mouvements islamistes radicaux pour perpétrer le djihad contre des régimes musulmans jugés impies. Arrêté en 1954 après une tentative d’assassinat contre Nasser, attribuée aux Frères musulmans, Sayed Qutb est condamné à 15 ans de prison. Il y écrira ses textes les plus virulents. Des écrits qui sont aujourd’hui encore des référents pour une jeunesse radicalisée.
Face à cette montée de la violence, les solutions apportées par l’État tant sur un plan sécuritaire que religieux semblent bien pauvres. D’autant que la dimension religieuse n’est pas toujours le motif premier de la radicalisation.
À Al-Azhar, qui représente l’institution religieuse officielle, Abbas Shoman, vice-grand imam, assure qu’il existe de nombreux moyens de propager un islam modéré. Parmi ceux-là : des cycles de conférences ou des publications internes qui ne touchent en réalité qu’un public averti et restreint.
Quant au contrôle des mosquées prôné par les autorités, il s’apparente de l’aveu même d’Abbas Shoman à un vœu pieu. « Il y a environ 100 000 mosquées dans ce pays et 60 000 imams assermentés par le ministère des affaires religieuses. Il reste donc 40 000 mosquées sans imams officiels. » Ce qui ne signifie pas que toutes sont aux mains de religieux radicaux, mais que la volonté de contrôle se heurte à la réalité. Sur un plan religieux, la propagation d’un « islam modéré » s’avère donc tout à fait partielle.
Et ce d’autant plus que la politique de l’État à l’égard des islamistes est pour le moins ambiguë. Si le président Sissi a réduit au silence ses rivaux électoraux, les Frères musulmans, il a néanmoins laissé concourir dans le champ politique – y compris au cours des élections législatives qui viennent de se tenir – les salafistes du parti Al-Nour, sorte de « caution islamiste » du régime.
Des salafistes qui prônent par essence un islam plus rigoriste que celui des Frères musulmans. Mais ce n’est pas la seule contradiction.
Alors que le président Sissi a appelé fin décembre 2014, à une « révolution dans l’islam » pour combattre les dérives idéologiques qui mènent au terrorisme, le gouvernement a, lui, lancé une campagne contre l’athéisme.
Ni l’appel à la réforme, ni la campagne contre l’athéisme n’ont été suivis d’effet. Mais ces deux appels contradictoires avaient sans doute moins pour vocation de produire des résultats que de construire l’ethos de l’État à l’égard de la religion. Abdel Fattah al-Sissi n’est pas le premier dirigeant à vouloir donner à son régime une légitimité islamique. En prenant entièrement le contrôle du champ religieux, il instrumentalise l’islam à des fins politiques. Un jeu dangereux.
À en croire le rapport de la fondation " Carnegie ", de nouveaux groupes djihadistes ou des groupes islamistes qui ont recours à la violence contre l’État se multiplient sur le sol égyptien. En outre la proximité avec la Libye où règne le chaos et où l’État islamique s’étend, inquiète de plus en plus les responsables égyptiens d’autant que la frontière est poreuse.
Nadia Bletry
MediaPart